La Belle et la Bête
Par Lucie Le Corre
La question du corps vivant ou inanimé traverse toute la pratique photographique de Claude Estèbe. Une première série amorcée au début des années 1990, Perfect Skin, engage cette réflexion. La perfection des corps, le velouté d’une peau sans pores entraîne le spectateur à douter de ce qu’il voit : ne sont-ce que des mannequins immobiles dans des vitrines de magasins ? Ce jeu de trompe l’œil peut être perçu comme l’écho d’un aveu d’échec face à la représentation humaine. Claude Estèbe confesse lui même une certaine difficulté à saisir un modèle vivant et semble lui préférer son alter ego de plastique pour exprimer sa relation aux corps féminins. Ces photographies sont également l’occasion de réfléchir sur l’image du corps féminin « parfait » et de sa marchandisation dans les magazines, sur les affiches publicitaires ou dans les vitrines des grands magasins. Claude Estèbe propose enfin, grâce à cette première série, une écriture fragmentaire du motif photographié. Ce faisant il rend la qualité d’objet au sujet photographié : le mannequin réduit à une paire de jambes, sans tronc ou sans tête car inutiles pour la promotion de l’article à vendre.
Il poursuit cette démarche lorsqu’il part au Japon en 1994. Il documente alors le travail de création de la chorégraphe Susan Buirge, L’autre côté du vent doré, depuis sa conception à Kyoto, jusqu’à sa représentation en Avignon. Il s’attache aux attitudes des danseurs et particulièrement à leurs mains et leurs pieds, soit une métonymie photographique en vertu de laquelle chaque partie vaut pour le tout, hors champ.
C’est dans la série Uchimata, réalisée entre 2000 et 2004 que cette préoccupation trouve un aboutissement plastique. Lors de voyages successifs au Japon, Claude Estèbe s’intéresse à la démarche et à la posture singulière des jambes des Japonaises appelée uchimata, littéralement “pieds en dedans”. Claude Estèbe nous donne à voir un exotisme contenu dans certains des codes de représentation. Son fétichisme photographique se fait l’écho des fantasmes occidentaux sur l’Orient opérant depuis des siècles. Il réinterprétera ce sujet en 2006 avec la série Divas : il cadre les sourires, redessinant le visage des poupées chinoises.
C’est en 2007 qu’il développe son travail autour des poupées (série Tukata). Claude Estèbe revient à ses premières amours photographiques, malmenant les stéréotypes de la plastique féminine « parfaite », véhiculée par le modèle américain de la poupée Barbie. Il déconstruit cet idéal en collectant, sur les marchés de Bangkok, de Tokyo, des poupées bon marché, réalisées dans des matériaux de mauvaise qualité et sans marque. Elles présentent parfois des malformations, des défauts de fabrication lors du moulage et il traque ces altérations. Un détail fait basculer la poupée dans la catégorie du contrefait, du difforme. Une marque bleuâtre sous l’œil, un côté du crâne enfoncé, un nez tordu et elles entrent dans le bestiaire des films de Joe Dante (Les Gremlins) ou concurrencent les personnages tel Chucky, ou autres poupées maléfiques.
Pour conclure, il est intéressant d’examiner le dispositif photographique de Claude Estèbe. Son travail oscille en permanence entre rencontre fortuite et rigueur formelle. Flâneur dans son mode de collection, il met pourtant en place un protocole systématique de prises de vue. L’objectif est tantôt contraint par le modèle et l’obsession de son opérateur (série Uchimata), tantôt contraignant ; et Claude Estèbe applique ainsi à ses poupées le dispositif classique du portrait de studio (plan rapproché, frontalité, neutralité d’une toile de fond). Les portraits, alignés tel un trombinoscope scolaire, deviennent clichés anthropométriques.