Kyoto, été 1994
Par Dominique Noguez
J’ai connu Claude Estèbe à la Villa Kujoyama de Kyoto où je résidais en 1994 (et où il résida lui-même six ans plus tard). Il rendait visite à l’un de mes voisins et en était à son deuxième long séjour. Il avait du Japon une connaissance bien supérieure à la nôtre, qu’il accrut considérablement jusqu’à apprendre sérieusement le japonais et à soutenir en 2006 aux Langues’O une thèse sur les débuts de la photographie au Japon de 1848 à 1883.
En 1994, il était déjà photographe. Il m’avait fait découvrir quelques endroits extraordinaires, notamment une boîte de nuit, Le Maharadjah, où, au milieu de flots de vapeur blanche, de jeunes Japonaises délurées dansaient sur des tables en tenue légère. Il parvenait à garder son appareil avec lui et à s’en servir sans trop attirer l’attention. Il y avait sans doute du désir dans son œil et son œilleton, mais une grande rigueur esthétique aussi. Et une curiosité d’anthropologue. Car, de toutes ces jolies jambes dansantes et colorées — et de quelques autres simplement marchant ou immobiles dans la rue — il fit un « travail » de longue haleine ultérieurement intitulé Uchimata (littéralement « Les pieds en dedans »).
À part cela, chargé par Alain Le Mat, directeur des Voix, très sympathique magazine franco-japonais, de me tirer le portrait, il m’avait fait poser dans toutes sortes de lieux, par exemple dans un établissement de jeux, les deux mains posées sur un volant devant un de ces écrans où défilent des courses automobiles (moi qui ne sais pas conduire !), ou dans les rues de Kyoto, la nuit, à côté de jeunes Japonaises faisant le « V » de la victoire Et aussi dans un extraordinaire petit bar où l’on pouvait feuilleter des livres et des revues de photos — normal : il était tenu par un photographe, Kai Fusayoshi.
En ce même été 1994 à Kyoto, j’avais retrouvé Claude photographe dans un tout autre contexte, moins profane, plus diurne, plus calme : les répétitions du groupe de danseurs Matoma dirigé par la grande chorégraphe américano-française Susan Buirge. Celle-ci, qui avait été quasiment la première résidente de la Villa Kujoyama, préparait un spectacle poétiquement intitulé L’Autre côté du vent doré à partir de rituels agraires japonais. Claude suivit et photographia le spectacle jusqu’en France, où il fut présenté.
Voici le résultat, seize ans après. L’artiste montre des jambes, là encore, mais aussi des bras, des mains, des corps entiers de danseurs, en se refusant le luxe de la couleur. Il ajoute son dépouillement au dépouillement de la chorégraphe. Elle cherchait à donner une vision épurée d’un certain type de rapports de l’homme japonais avec les éléments : il donne une vision épurée de cette vision. La partie pour le tout, le noir pour la couleur. Par des diptyques ou des triptyques, il tend même à l’art de la frise ; il introduit la répétition, clé de la danse, dans l’art de la photo. Ainsi entre-t-on dans l’intemporalité.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : ces photos viennent de la réalité la plus concrète, j’en suis témoin. C’était à la fin du mois de juin 1994. Le Japon venait de se donner, pour la première fois, un Premier ministre socialiste, un septuagénaire à immenses sourcils blancs. Akebono était yokozuna. Il faisait chaud. On entendait sur les collines de Kyoto le cri grisant des cigales. Nous étions encore plus jeunes qu’aujourd’hui.