L’imaginaire machinique
Entretien entre Claude Estèbe et Myrtille Tibayrenc pour l’exposition Pachimon
M.T: Pouvez vous nous en dire plus sur ce que signifie le terme Pachimon en japonais?
Pachimon est un terme du dialecte du Kansai, d’Osaka, qui désigne une copie de mauvaise qualité, peu chère. Ce terme véhicule toutefois au Japon une douceur et une nostalgie du “miracle de Shôwa” dans les années 50, avec le début de la consommation de masse : l’américanisation, les frigos, les télés… “Pachi” claque comme une onomatopée en japonais, un peu comme le terme français toc et “mon” est une abréviation de “mono“, chose, objet, truc… il y a plusieurs variantes du terme comme patamon en japonais standard. Aux USA on emploie le terme de “clone” pour désigner les variantes des jouets comme les Barbies, les monstres ou les robots. Dans mes séries, j’utilise le terme pachimon pour désigner l’impact global de la culture visuelle japonaise, à travers la diffusion des jouets à grande échelle, conçus et fabriqués en Chine pour un marché mondialisé et également en Thaïlande pour le marché régional de l’Asie du Sud-Est. Quelques touristes naïfs se font parfois berner en achetant des copies de Goldorak couvertes de poussière que ceux-ci prennent pour de rares vintages made in Japan…
M.T: Vous en êtes vous venu à voir une réalité parallèle dans ces copies de jouets a priori insignifiants… Pourquoi dans votre travail en général la copie est elle plus intéressante que l’original?
J’ai une formation d’ingénieur… En maths, c’est en dérivant les fonctions que l’on trouve leur identité propre, en cherchant leurs limites, tout comme en chimie pour analyser un matériau on va le détruire, le déstructurer, le fondre. Paradoxalement la copie, en “dégradant” un original peut nous en révéler la structure, l’identité, la vérité. Si l’on compare un Getter robot japonais avec sa copie thaïlandaise on s’aperçoit que la violence contenue dans l’original est adoucie, masqué par les couleurs primaires, enfantines, qui caractérisent le mecha japonais : blanc rouge bleu jaune… Les jouets exacerbent cette évolution : des monstres, des robots aux effets parfois naïfs dans les séries télés ont un design sublimé dans les modèles de jouets qui utilisent des matériaux chers et sensuels comme le sofubi (soft vinyl) souvent coloré dans la masse et délicatement ennobli à l’aérographe. On retrouve ici ce qui sous-tend la majeure partie de l’imaginaire machinique, la science et l’ultra technologie mise en tension avec une sensualité quasi-humaine, ici dans l’incarnation du robot tueur géant piloté par un adolescent. La photographie révèle et accentue les tensions. J’aime les imperfections des pachimon qui les humanisent. Le Getter robot que j’ai déniché dans un marché du quartier chinois de Bangkok à la tête qui penche, peut-être un défaut unique, qui l’humanise. Il semble réfléchir, hésiter, les imperfections du plastique de mauvaise qualité et la peinture grossière, rugueuse nous renvoie, plus cruellement que l’original vers les carlingues d’acier des bombardiers stratégiques B29 dont s’inspire originellement la série Getter robot, inconnue en France, mais très populaire dans une bonne partie du globe, œuvre de Nagai Gô qui a également créé Grendizer (appelé Shogun Warriors aux USA et Goldorak en France).
M.T: L’insignifiance de ces objets est elle importante a vos yeux et pourquoi ? Est ce important que ces objets soient des rebuts de notre société?
Ce ne sont pas des rebuts de la société car des centaines de millions d’enfants jouent avec dans le monde…
Je ne cherche pas dans mon travail à opposer systématiquement original et copie, Les deux se mélangent dans mes séries. Pour moi, c’est la confrontation des deux qui est intéressante, et au point de vue des pratiques culturelles et de leur réception ils sont dans un continuum, mais les multinationales du jouet comme Mattel essayent d’obtenir un monopole global et d’éradiquer toute forme de variance ou de déviance[1]. Mattel a produit les poupées Barbie, le cosmonaute Matt Mason, commercialisé aux Etats Unis les robots géants japonais rebaptisés Shogun Warriors. Tous ces artefacts sont passionnants, mais les jouets de “marque” ne constituent que la partie “émergée” de l’univers économique et imaginaire du monde des jouets. J’essaye de le restituer dans sa diversité, dans une archéologie du quotidien. La plupart de ces objets sont en plastique “mou”, coloré et translucide, une matière réputée sans qualité. Mais en tant que photographe je suis attiré par “le chant du Styrène”. Le plastique “cheap” et souvent ultramince des pachimon attrape merveilleusement bien la lumière qui transmute sa matière. Mais cette fragilité entraîne une disparition quasi inéluctable de ces artefacts pourtant produits en quantité — d’où l’urgence à les documenter.
Si j’ai centré cette série de robots tueurs japonais sur leurs “pachimon“, c’est que pour ce thème, le décalage apporté par les clones asiatiques des jouets japonais éclaire particulièrement bien l’ambiguïté fondamentale de ces robots, machines de guerres brutales, directement inspirées par les épisodes les plus tragiques de la seconde guerre mondiale, qui se transforment en jouets superbes et rassurants, aux couleurs primaires moulées dans de doux plastiques sensuels. Le passage par les clones fait ressortir la violence sous-jacente de ces objets.
[1] Ce qui est assez ironique quand on sait que la Barbie originale de 1959 est copiée sur une poupée allemande antérieure, Bild Lilli (1955), que Mattel a ensuite rachetée et fait disparaître.
MT : “le chant du Styrène”, œuvre d’Alain Resnais et Raymond Queneau que vous évoquez est à mi-chemin entre le documentaire et l’œuvre surréaliste, cela pourrait-il être une définition de votre travail ? La lumière, la couleur est très importante pour vous avez vous un protocole de prise de vues ?
Pourquoi pas. L’œuvre de Man Ray m’a beaucoup inspiré, mais bien qu’il soit classé comme surréaliste, je le vois plutôt comme un artiste Dada de par son rapport à l’objet, son goût du “ready-made” que je partage. Je me considère aujourd’hui plutôt comme un ” cueilleur ” d’objets et un ” chasseur ” d’images. Je ne photographie plus qu’en couleur et en digital car je n’ai aucune nostalgie pour les contraintes techniques (et esthétiques) de l’argentique et du noir & blanc. Je travaille essentiellement en macro-photographie, avec, selon les séries, une lumière naturelle ou artificielle en utilisant parfois une programmation de couleurs aléatoire. Malgré les contraintes de temps de pose spécifiques à la macro, j’évite au maximum d’utiliser un pied pour pouvoir “tourner” autour de l’objet comme avec un modèle. Je démonte souvent les objets que je photographie mais je ne les modifie pas pour ne pas trop m’éloigner du “réel”. C’est dans ce sens, que j’estime que mon œuvre reste “documentaire”.
MT : Vous avez l’air intéressé par le mouvement Dada ? En effet je vois dans votre travail une scission avec les artistes de votre temps. Pensez vous que votre formation scientifique ait un rapport avec l’extrême originalité de vos concepts photographiques ?
Dada est né dans un contexte historique différent mais j’aime bien son rapport aux objets et à la politique. Prendre des objets finis comme briques de constructions d’un concept. Quand je me suis retrouvé ingénieur après avoir subi les classes prépas j’ai senti un immense vide et l’impression d’avoir raté ma vie. Ensuite, ma rencontre fortuite avec la photographie, puis la culture japonaise a redonné du sens à mon parcours. Pour ma thèse à l’Inalco, j’ai étudié les débuts de la photographie au Japon et je me suis aperçu que la plupart les historiens de l’art ne comprenaient alors rien à la photographie car ils n’avaient pas la culture scientifique qui leur aurait permis d’appréhender les spécificités de ce medium et j’ai réalisé qu’avoir une solide formation scientifique et technique était finalement une chance qui m’a permis d’acquérir cette sensibilité différente qui “imprègne” mon travail.
MT : Dans son recueil Pourparlers 12 (1990) Gilles Deleuze écrivait : « Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports entre les arts, les sciences et la philosophie. Il n’y a aucun privilège d’une de ces discipline l’une sur l’autre. Chacune d’entre elles est créatrice. » Rejoignez vous G. Deleuze sur ce point ?
Oui, tout à fait. Ces rapports ont été possibles de la Renaissance au début du XXe siècle, depuis la masse croissante des connaissances scientifiques a rendu la perception humaniste du monde de plus en plus difficile. Un jour, je participais à un séminaire de mathématiques fondamentales au prestigieux l’institut Poincaré à Paris – où je m’amusais à photographier des tableaux couverts d’équations, de vecteurs et de flèches symboles presque caricaturaux de la recherche. A quelques salles de là, à la bibliothèque, dorment des petites maquettes du XIXe siècle en plâtre de représentations en 3D de courbes mathématiques complexes comme une surface de Riemann (w4=1-z2). Ces modèles n’intéressent plus que les historiens des sciences. La plupart des étudiants en post-doc qui étudient ici ne connaisse pas les superbes interprétations photographiques des modèles de l’Institut réalisées par Man Ray dans les années trente[1]. Sous son objectif, ”l’expression modulaire d’une fonction elliptique” est devenue une sculpture mathématique aux formes quasi sensuelles.
Inversement, lors d’une exposition au centre Pompidou sur l’objet surréaliste, quelques unes maquettes photographiées par Man Ray avait été prêtés par l’institut Poincaré. Elles étaient exposées parmi un bric à brac d’objets, réduites au rang de simple curiosité, sans qu’aucun cartel n’explique leur provenance. Les divers “ordres” restent trop souvent imperméables les uns aux autres et le sens de mon travail est d’ailleurs parfois incompris…
[1] Un travail précurseur dont s’est d’ailleurs largement inspiré Sugimoto Hiroshi pour sa série Conceptual Forms dans les années 2000.